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L'Ère Moderne du Kenjutsu

De la restauration Meiji à nos jours

L'histoire moderne du Kenjutsu est marquée par des transformations profondes, reflétant les bouleversements politiques, sociaux et culturels du Japon depuis la fin du 19ème siècle. D'art martial des samouraïs à patrimoine culturel préservé, le Kenjutsu a su s'adapter tout en conservant son essence.

Cette page explore les grandes périodes qui ont façonné le Kenjutsu moderne : la révolution Meiji qui a failli le faire disparaître, sa préservation discrète pendant l'ère impériale, sa renaissance après la Seconde Guerre mondiale, et enfin son développement international jusqu'à nos jours.

À savoir :

Contrairement au Kendo qui s'est développé comme un sport moderne avec des compétitions standardisées, le Kenjutsu a maintenu une approche traditionnelle centrée sur la préservation des techniques de combat réelles des écoles classiques (koryu).

L'ère Meiji (1868-1912) : Modernisation et déclin

Ère Meiji

La fin de l'ère des samouraïs

La restauration Meiji de 1868 marque un tournant décisif dans l'histoire du Japon et du Kenjutsu. L'empereur Meiji reprend le pouvoir et lance une politique de modernisation rapide du pays, s'inspirant des modèles occidentaux.

Pour les arts martiaux traditionnels comme le Kenjutsu, cette période représente un défi existentiel. La classe des samouraïs est officiellement abolie en 1876, et avec elle, les privilèges qui y étaient associés, notamment le droit de porter deux sabres (daisho).

Le Haitorei : l'interdiction du port du sabre

En 1876, l'édit Haitorei interdit le port du sabre en public, à l'exception des militaires et de la police. Cette mesure symbolique marque la fin définitive de l'ère des samouraïs et porte un coup sévère à la pratique du Kenjutsu.

De nombreuses écoles traditionnelles (ryuha) de Kenjutsu ferment leurs portes, faute de disciples et de soutien officiel. Les maîtres d'armes (sensei) se retrouvent souvent sans ressources, certains devenant des artistes itinérants présentant des démonstrations pour survivre.

La rébellion de Satsuma (1877)

Cette révolte menée par Saigo Takamori, ancien samouraï de haut rang, contre le gouvernement Meiji, représente la dernière tentative significative de résistance de l'ancienne classe guerrière. Sa défaite marque symboliquement la fin de l'ère des samouraïs et de leur mode de vie traditionnel, y compris la pratique quotidienne du Kenjutsu.

La naissance du Kendo

Face à ce déclin, certains maîtres d'armes cherchent à adapter leur art au nouveau contexte. Sous l'impulsion de figures comme Sakakibara Kenkichi et plus tard Takano Sasaburo, le Kenjutsu évolue progressivement vers une forme plus sportive et éducative : le Kendo.

En 1895, la police impériale japonaise adopte une forme standardisée de combat au sabre pour l'entraînement de ses agents, basée sur les techniques du Kenjutsu mais adaptée aux besoins modernes. Cette standardisation contribue à la préservation de certaines techniques, mais au prix d'une simplification.

Kenjutsu traditionnel

  • Techniques de combat réelles
  • Transmission au sein d'écoles spécifiques
  • Pratique des kata avec partenaire
  • Utilisation de sabres en bois (bokken)
  • Absence de compétition standardisée

Kendo moderne naissant

  • Techniques adaptées pour la sécurité
  • Standardisation des mouvements
  • Introduction de l'armure protectrice (bogu)
  • Utilisation du shinai (sabre en bambou)
  • Développement d'un système de compétition

La préservation discrète

Malgré cette évolution vers le Kendo, certains maîtres choisissent de préserver les techniques traditionnelles du Kenjutsu dans leur forme originelle. Ces enseignements se transmettent de manière plus confidentielle, souvent au sein de familles ou de petits cercles de disciples dévoués.

Des écoles comme Kashima Shinto Ryu, Katori Shinto Ryu, Yagyu Shinkage Ryu et d'autres maintiennent leurs traditions intactes, refusant de céder aux pressions de la modernisation et de la standardisation.

Citation :

"Le véritable Kenjutsu ne peut être préservé que si nous résistons à la tentation de le simplifier pour le rendre accessible à tous. Chaque technique contient la sagesse de nos ancêtres et doit être transmise dans son intégralité, même si cela signifie avoir moins de disciples."

— Attribué à un maître de Kenjutsu de l'ère Meiji

Ères Taisho et début Showa (1912-1945) : Militarisation et nationalisme

Les ères Taisho (1912-1926) et le début de l'ère Showa jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale sont marquées par la montée du nationalisme japonais et la militarisation progressive de la société. Cette période a des conséquences importantes pour les arts martiaux, y compris le Kenjutsu.

L'intégration dans l'éducation nationale

En 1911, le Kendo (dérivé du Kenjutsu) est officiellement intégré au programme d'éducation physique des écoles japonaises. Cette décision reflète la volonté du gouvernement de cultiver l'esprit martial (bushido) chez les jeunes Japonais.

Le Kenjutsu traditionnel, quant à lui, reste principalement enseigné dans des dojo privés, mais bénéficie indirectement de ce regain d'intérêt pour les arts du sabre. Certaines écoles traditionnelles voient leur nombre de disciples augmenter, attirés par l'authenticité de l'enseignement.

Entraînement militaire japonais

La création du Dai Nippon Butokukai

Fondée en 1895 et renforcée pendant cette période, cette organisation gouvernementale avait pour mission de préserver et promouvoir les arts martiaux japonais. Elle joue un rôle crucial dans la standardisation du Kendo, mais contribue aussi à la préservation de certaines écoles de Kenjutsu en leur offrant une reconnaissance officielle.

Cependant, cette reconnaissance s'accompagne d'une pression pour aligner l'enseignement sur les objectifs nationalistes du régime.

Militarisation et détournement

À mesure que le Japon s'engage dans une politique expansionniste et militariste dans les années 1930, les arts martiaux sont de plus en plus utilisés comme outils de préparation militaire et d'endoctrinement idéologique.

Le Kendo est particulièrement touché par cette instrumentalisation, mais le Kenjutsu n'y échappe pas entièrement. Certains aspects de l'enseignement sont modifiés pour mettre l'accent sur l'esprit de sacrifice et la loyauté absolue envers l'empereur.

Le dilemme des maîtres de Kenjutsu

Durant cette période, les maîtres de Kenjutsu font face à un dilemme : collaborer avec le régime pour assurer la survie de leur art, ou maintenir une pratique plus discrète pour préserver l'intégrité de leur enseignement. Beaucoup choisissent une voie médiane, participant aux événements officiels tout en préservant l'essence de leur tradition dans l'enseignement privé.

La Seconde Guerre mondiale et ses conséquences

La Seconde Guerre mondiale porte un nouveau coup aux arts martiaux japonais. De nombreux pratiquants sont envoyés au front, et les ressources deviennent rares. Les bombardements détruisent plusieurs dojo historiques et des documents précieux sont perdus.

La défaite du Japon en 1945 marque la fin de cette période. Les forces d'occupation américaines, voyant les arts martiaux comme des vecteurs du militarisme japonais, interdisent leur pratique. Cette interdiction touche particulièrement le Kendo, mais affecte également le Kenjutsu, forçant de nombreux maîtres à enseigner en secret ou à suspendre temporairement leurs activités.

L'après-guerre (1945-1970) : Renaissance et préservation

La période d'après-guerre représente à la fois un défi et une opportunité pour le Kenjutsu. Après l'interdiction initiale par les forces d'occupation américaines, les arts martiaux japonais entament un processus de renaissance et de redéfinition.

L'interdiction et la pratique clandestine

De 1945 à 1950 environ, la pratique des arts martiaux est officiellement interdite au Japon. Cette interdiction vise principalement à démilitariser la société japonaise et à éliminer les influences nationalistes.

Pendant cette période, certains maîtres de Kenjutsu continuent d'enseigner discrètement, souvent dans des temples ou des résidences privées. Cette pratique clandestine contribue paradoxalement à renforcer la détermination des pratiquants à préserver leur héritage culturel.

La création de la Nihon Kobudo Kyokai

Fondée en 1979 mais préparée dès les années 1950-60, l'Association japonaise des arts martiaux classiques joue un rôle crucial dans la préservation du Kenjutsu et d'autres koryu (écoles traditionnelles). Elle offre une plateforme pour la documentation, la recherche et la promotion des arts martiaux classiques.

Cette organisation contribue à distinguer clairement les arts martiaux traditionnels comme le Kenjutsu des formes plus modernes et sportives comme le Kendo.

Démonstration d'arts martiaux traditionnels

La levée de l'interdiction et la renaissance

À partir de 1950, les restrictions sur les arts martiaux sont progressivement levées. Le Kendo est réintroduit sous une forme plus sportive et éducative, tandis que le Kenjutsu retrouve sa place en tant qu'art martial traditionnel.

Cette période voit un effort concerté pour documenter et préserver les techniques des différentes écoles de Kenjutsu. Des maîtres comme Otake Risuke (Tenshin Shoden Katori Shinto Ryu) et Kaminoda Tsunemori (Kashima Shinto Ryu) jouent un rôle crucial dans cette préservation.

Citation :

"Après la guerre, nous avons compris que notre mission n'était pas seulement de pratiquer le Kenjutsu, mais de le préserver comme un trésor culturel pour les générations futures. Chaque kata contient la sagesse de nos ancêtres et mérite d'être transmis avec précision et respect."

— Otake Risuke, 20ème soke de Tenshin Shoden Katori Shinto Ryu

La reconnaissance culturelle

Dans les années 1960, le gouvernement japonais commence à reconnaître l'importance culturelle des arts martiaux traditionnels. Certaines écoles de Kenjutsu sont désignées comme "biens culturels immatériels importants", ce qui leur confère une protection et un soutien officiels.

Cette reconnaissance contribue à changer la perception du Kenjutsu, qui n'est plus vu comme un simple art de combat, mais comme un élément précieux du patrimoine culturel japonais, porteur de valeurs et de traditions séculaires.

Le système des "trésors nationaux vivants"

Le Japon met en place un système de reconnaissance des "trésors nationaux vivants" (Ningen Kokuhō) pour honorer les maîtres d'arts traditionnels. Bien que peu de maîtres de Kenjutsu aient reçu ce titre suprême, cette initiative reflète l'importance accordée à la préservation des traditions martiales.

L'internationalisation (1970-2000) : Au-delà des frontières

À partir des années 1970, le Kenjutsu commence à s'étendre au-delà des frontières japonaises, porté par l'intérêt croissant pour les arts martiaux traditionnels dans le monde occidental.

Les pionniers de l'internationalisation

Plusieurs facteurs contribuent à cette internationalisation :

  • Les démonstrations internationales : Des maîtres japonais commencent à voyager pour présenter leur art lors d'événements internationaux.
  • Les publications : Des livres et articles sur le Kenjutsu sont traduits en langues occidentales, rendant ces connaissances plus accessibles.
  • Les expatriés : Des Occidentaux vivant au Japon étudient le Kenjutsu et, à leur retour, commencent à l'enseigner dans leurs pays d'origine.
  • Le cinéma et la culture populaire : Les films de samouraïs et, plus tard, les mangas et animes, suscitent un intérêt pour les arts du sabre japonais.
Pratique internationale du Kenjutsu

Le défi de l'authenticité

L'internationalisation pose la question de l'authenticité de la transmission. Les écoles traditionnelles (koryu) doivent trouver un équilibre entre l'ouverture à de nouveaux pratiquants et le maintien de leurs standards rigoureux.

Certaines écoles choisissent de rester très sélectives, tandis que d'autres développent des branches internationales avec des représentants officiels à l'étranger.

Le développement en Europe et aux États-Unis

Dans les années 1980 et 1990, des dojos de Kenjutsu commencent à s'établir en Europe et aux États-Unis. La France, l'Allemagne, le Royaume-Uni et les États-Unis deviennent des centres importants pour la pratique du Kenjutsu hors du Japon.

Cette période voit également la création d'organisations internationales dédiées à la promotion et à la préservation des arts martiaux japonais traditionnels, offrant un cadre pour les échanges et les événements internationaux.

Les défis de la transmission interculturelle

La transmission du Kenjutsu à des pratiquants non japonais pose des défis particuliers. Au-delà des techniques physiques, le Kenjutsu implique une compréhension profonde de concepts culturels japonais comme le ma (intervalle), le ki (énergie) et le reigi (étiquette).

Les enseignants doivent trouver des moyens de transmettre ces concepts à des élèves issus de contextes culturels très différents, tout en préservant l'intégrité de l'art.

La recherche et la redécouverte

Cette période est également marquée par un intérêt académique croissant pour le Kenjutsu. Des chercheurs japonais et occidentaux entreprennent des travaux pour documenter l'histoire et les techniques des différentes écoles, parfois redécouvrant des aspects oubliés.

Des manuels historiques (densho) sont traduits et analysés, contribuant à une meilleure compréhension de l'évolution du Kenjutsu à travers les siècles.

Citation :

"Le véritable défi de l'internationalisation du Kenjutsu n'est pas d'enseigner les mouvements physiques, mais de transmettre l'esprit qui les anime. Un kata parfaitement exécuté techniquement mais vide de cet esprit n'est qu'une coquille sans âme."

— Ellis Amdur, chercheur et pratiquant de koryu

L'ère contemporaine (2000 à nos jours) : Tradition et modernité

Depuis le début du 21ème siècle, le Kenjutsu continue d'évoluer, confronté aux défis et opportunités de l'ère numérique et de la mondialisation accélérée.

Le Kenjutsu à l'ère numérique

Internet et les technologies numériques ont profondément transformé la manière dont le Kenjutsu est documenté, étudié et parfois enseigné :

  • Ressources en ligne : Des vidéos, articles et forums permettent aux pratiquants d'accéder à des informations auparavant difficiles à obtenir.
  • Communautés virtuelles : Des groupes en ligne rassemblent des pratiquants du monde entier, facilitant les échanges et le partage d'expériences.
  • Documentation audiovisuelle : Des techniques autrefois secrètes ou difficiles à visualiser sont désormais documentées en vidéo haute définition.
  • Apprentissage à distance : Bien que l'enseignement direct reste essentiel, certains aspects théoriques peuvent être transmis à distance.

Le paradoxe numérique

L'ère numérique présente un paradoxe pour le Kenjutsu : d'un côté, elle facilite la préservation et la diffusion des connaissances; de l'autre, elle risque de diluer la transmission traditionnelle basée sur la relation directe maître-disciple (shihan-deshi).

Les écoles traditionnelles doivent naviguer avec précaution dans cet environnement, utilisant les outils modernes sans compromettre l'intégrité de leur enseignement.

Le renouveau de l'intérêt pour les traditions

Paradoxalement, l'ère de la mondialisation et de l'uniformisation culturelle a suscité un regain d'intérêt pour les traditions authentiques. Le Kenjutsu, avec sa riche histoire et sa profondeur philosophique, attire des pratiquants en quête de sens et d'enracinement.

Ce phénomène s'observe tant au Japon, où de jeunes Japonais redécouvrent leur patrimoine culturel, qu'à l'international, où le Kenjutsu offre une fenêtre sur une culture et une philosophie différentes.

Le Kenjutsu comme voie de développement personnel

Au-delà de l'aspect technique, de nombreux pratiquants contemporains voient dans le Kenjutsu une voie de développement personnel (michi). L'étude des principes du sabre devient une métaphore pour naviguer dans la complexité de la vie moderne.

Cette dimension philosophique et éthique attire des personnes de tous horizons, contribuant à la diversification de la communauté des pratiquants.

Pratique moderne du Kenjutsu

Les défis contemporains

Malgré ce regain d'intérêt, le Kenjutsu fait face à plusieurs défis dans le monde contemporain :

  • Le vieillissement des maîtres : Certaines lignées risquent de s'éteindre avec le décès des derniers maîtres détenteurs du savoir complet.
  • La concurrence des arts martiaux modernes : Les arts martiaux plus accessibles ou médiatisés attirent davantage de pratiquants potentiels.
  • Les contraintes de la vie moderne : Le rythme de vie contemporain laisse peu de place à l'apprentissage long et patient qu'exige le Kenjutsu traditionnel.
  • La commercialisation : La tentation de simplifier ou de modifier l'enseignement pour le rendre plus attractif commercialement.

Citation :

"Le plus grand défi du Kenjutsu au 21ème siècle n'est pas de trouver des élèves, mais de trouver des élèves prêts à s'engager dans un apprentissage long et exigeant. La voie du sabre n'est pas un passe-temps, mais un engagement de vie."

— Maître contemporain de Kenjutsu

Perspectives d'avenir

Malgré ces défis, l'avenir du Kenjutsu semble assuré par plusieurs facteurs :

  • La documentation systématique : Les techniques et principes sont désormais bien documentés, réduisant le risque de perte de savoir.
  • Les réseaux internationaux : Des communautés de pratiquants à travers le monde assurent la continuité de la pratique.
  • La reconnaissance institutionnelle : Au Japon et ailleurs, des institutions culturelles soutiennent la préservation des arts martiaux traditionnels.
  • L'attrait durable : L'équilibre unique que propose le Kenjutsu entre tradition et pertinence contemporaine continue d'attirer de nouveaux pratiquants dévoués.

Le Kenjutsu du 21ème siècle n'est plus l'art de combat des samouraïs, mais il reste fidèle à son essence : une voie de perfectionnement technique et spirituel à travers l'étude du sabre, transmettant des valeurs et des principes qui transcendent les époques.